10.

 

Comme je vous l’ai déjà dit, cette partie de mon histoire – relative à mes deux maîtres – sera brève.

Cependant, je dois expliquer qui était Zurvan, et ce qu’il m’a enseigné. Les maîtres qui lui ont succédé n’avaient pas sa force. Mais, surtout, ils n’accordaient pas le même intérêt à l’enseignement et à l’apprentissage. C’est cette passion de Zurvan pour m’instruire, sans la moindre peur de moi ni de mon indépendance, qui a influencé le reste de mon existence, même aux temps les plus sombres.

Zurvan était riche, grâce à Cyrus. Il possédait tout ce qu’il désirait. Les manuscrits représentaient ses plus grands trésors, et il m’envoya bien souvent en chercher pour lui. Je découvrais les cachettes où ils étaient renfermés, parfois pour les voler, ou simplement pour lui rapporter les renseignements nécessaires à une prochaine acquisition. Sa bibliothèque était immense et sa curiosité insatiable.

La première fois qu’il m’appela, il m’enseigna des choses bien plus passionnantes que la manière de voyager sans être vu.

Mon premier réveil, le lendemain chez lui, donna lieu à une affaire surprenante : j’apparus dans sa salle d’étude, dans ma meilleure imitation de la chair, en tunique babylonienne à manches longues. Le lever du soleil illuminait le dallage de marbre. Je l’observai un moment, prenant peu à peu conscience d’être moi, Azriel, de n’être pas là par hasard, et d’être mort.

Je parcourus la maison à la recherche d’autres créatures vivantes. J’ouvris une porte donnant sur une chambre à coucher. Ce qui me frappa n’était pas tant la beauté de la pièce – les peintures ou les fenêtres en ogive ouvrant sur le jardin – qu’une horde de créatures semi-visibles, qui s’enfuirent devant moi en bondissant et en poussant des cris aigus, pour entourer la silhouette de Zurvan, endormi sur le lit.

Ces créatures n’étaient pas faciles à repérer : elles oscillaient à toute vitesse entre de simples contours et des éclats de lumière, elles apparaissaient sous la forme de visages ricanant puis poussaient des petits cris, et il m’était difficile de fixer mon regard sur l’une d’entre elles. Elles ressemblaient vaguement à des humains petits, flous, faibles, et se comportaient comme des enfants surexcités.

Enfin, ces esprits se rassemblèrent autour du lit, sans doute afin de garder Zurvan, ou peut-être pour se placer sous sa protection. Zurvan ouvrit les yeux. Il me regarda longuement, se leva avec entrain, et me dévisagea comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

— Tu dois bien te souvenir d’hier, maître, lorsque je suis venu à toi. Tu m’as dit que tu m’appellerais ce matin.

Il acquiesça, chassant de la main les autres créatures jusqu’à ce que la chambre redevienne vide et civilisée ; une belle chambre grecque aux fresques admirables. Je me tenais au pied du lit.

— Qu’ai-je fait de mal ?

— Tu m’as entendu t’appeler dans mon sommeil et tu es venu, voilà tout. Cela prouve que ton pouvoir est plus grand que je ne le pensais. Je somnolais, pensant à nos débuts, et cela a suffi à te faire surgir des ossements. Percevant que tu étais l’objet de mes pensées, tu t’es réveillé.

Il me montra le coffret contenant mes os, posé par terre près du lit, puis il se tourna, mit les pieds à terre, et se leva, s’enveloppant du drap comme d’une longue toge.

— Nous utiliserons cette force sans tenter de l’étouffer dans mon intérêt ou celui de quelqu’un d’autre. Il réfléchit. Rentre dans les ossements. À midi, quand je t’appellerai, fais-toi chair et rejoins-moi sur l’agora. Je serai à la taverne. Je veux que tu viennes à moi tout habillé, je veux que tu parcoures à pied la distance d’ici à là-bas, et que tu me trouves par la seule répétition de mon nom.

J’obéis. Je sombrai dans la pénombre, saisi d’une grande confusion. Pourquoi m’étais-je réveillé dans l’autre pièce, si ce n’est parce que je l’y situais depuis la veille ? Je m’endormis. Je dormis par bribes, mais connus cependant le repos.

Lorsque je devinai, à de minuscules changements de lumière et de température, qu’il était midi, je me retrouvai debout dans la grande salle, formé et habillé. Je vérifiai tous les détails : mes mains, mes pieds, mes vêtements, et je m’assurai que mes cheveux et ma barbe étaient en ordre, en passant mes mains sur mon corps.

Il y avait un grand miroir dans la pièce. Je fus surpris d’y voir mon reflet, car je croyais, superstitieusement, que les esprits ne s’y réfléchissent pas. Puis une pensée me vint. Je devais rejoindre le maître, comme il me l’avait ordonné, immédiatement. Mais pourquoi ne pas d’abord appeler les autres ? Pour voir s’ils étaient là ?

— Montrez-vous, petits monstres poltrons ! déclarai-je à voix haute.

Aussitôt la pièce se remplit de ces petites créatures qui m’observaient avec une crainte respectueuse. Cette fois elles étaient immobiles, et j’eus l’impression d’en distinguer plusieurs épaisseurs, comme si la substance des uns pénétrait la substance des autres. Je me rendis compte que parmi les petits démons qui semblaient n’avoir que des visages et des membres, des formes humaines pleinement constituées m’observaient avec circonspection. J’ordonnai :

— Montrez-vous.

Je vis alors d’autres esprits, qui semblaient perdus et découragés, peut-être les morts nouveaux. L’un d’entre eux leva la main vers moi et demanda :

— Quelle direction ?

— Je ne sais pas, frère, répondis-je.

Dirigeant mon regard vers le jardin, je vis l’air empli d’esprits. Je les distinguais clairement – ils paraissaient figés et incapables de bouger. Mais, je le sentais, il ne s’agissait que de ma manière de les voir. Je n’avais pas oublié leurs attaques, au palais, après ma métamorphose en esprit. À peine cette pensée m’était-elle venue que le spectacle des esprits changea entièrement.

Les morts, immobiles et songeurs, furent assaillis par un tourbillon d’esprits rageurs et hurlants qui m’étaient familiers. Je leur criai :

— Reculez ! Écartez-vous de moi !

Ce hurlement me surprit. La plupart des agresseurs s’enfuirent. Mais l’un d’eux s’agrippa à moi, enfonçant ses ongles, mais sans me laisser la moindre marque. Je me retournai pour le frapper du poing, lui enjoignant de regagner un abri sûr s’il ne voulait pas que je l’anéantisse ! Pris de panique, il disparut.

La pièce était vide et calme. Je plissai les yeux, et vis les petits esprits qui attendaient. J’entendis alors une voix très distincte à mon oreille.

— Je t’ai dit de venir à l’agora, à la taverne. Où es-tu ?

C’était la voix de Zurvan.

— Faut-il que je te dessine un plan ? insista la voix. Dois-je te rappeler mon commandement ? Mets-toi en route. Tu me trouveras. Et ne te laisse plus distraire par les vivants ni par les morts.

J’éprouvai une terrible anxiété à l’idée de ne pas lui avoir aussitôt obéi. Au prix d’un gros effort, je me souvins de son ordre, et je quittai la maison.

Ce fut ma première longue marche à travers Milet. Je marchai longuement, admirant les petites boutiques et les étals, les maisons particulières et les fontaines, les petits sanctuaires creusés dans les murs. J’arrivai enfin à l’immense place du marché, au milieu du Bazar ; je trouvai la taverne ouverte, avec son auvent blanc qui s’agitait sous la brise. Je vis Zurvan à l’intérieur et me présentai devant lui.

— Assieds-toi. Pourquoi as-tu ouvert la porte de la maison, au lieu de passer au travers ?

— Je ne savais pas que j’en avais le pouvoir. J’étais fait de chair. Tu m’as ordonné de me faire chair pour venir. Es-tu fâché contre moi ? J’ai été distrait par les esprits. J’ai vu des esprits partout et…

— Chut, je ne te demande pas de me dévoiler toutes tes pensées, seulement la raison pour laquelle tu as ouvert la porte. Sache que, même solide, tu peux la traverser, car ce qui te rend solide n’est pas ce qui la rend solide. Comprends-tu ? Maintenant, disparais et reparais ici même. Personne ne le remarquera. La taverne est à moitié vide. Vas-y.

J’obtempérai. C’était merveilleux. Comme de m’étirer, de rire, puis de revenir sous une forme solide. Zurvan arborait une expression beaucoup plus chaleureuse, et souhaitait écouter le récit de ce que j’avais vu. Je le lui racontai. Puis il me demanda :

— Lorsque tu étais vivant, tu voyais les esprits, n’est-ce pas ? Réponds sans réfléchir.

— Oui, dis-je. C’était douloureux, et je ne pouvais me rappeler aucun détail. Je ne voulais pas. J’éprouvais un sentiment de trahison et de haine.

— Je le savais, dit-il avec un soupir. Cyrus me l’a dit, mais d’une manière si vague qu’il m’était impossible d’en être sûr. Cyrus a pour toi une affection et un sentiment d’obligation très particuliers. Nous allons nous rendre dans le royaume des esprits, ainsi, tu sauras ce que c’est. Mais d’abord, écoute. Chaque magicien que tu rencontreras aura une carte différente de l’univers des esprits. Il aura une notion différente de leur nature et des raisons qui les font agir. Mais, en général, les ressemblances sont plus importantes que les dissemblances. Tu le constateras lors de tes voyages au pays des esprits.

— Veux-tu du vin, maître ? demandai-je. Ta coupe est vide.

— Pourquoi diable m’interromps-tu ?

— Tu as soif. Je le sais.

— Que vais-je faire de toi ! Comment vais-je réussir à retenir ton attention ?

Je fis signe au serveur de vin, qui accourut aussitôt pour remplir la coupe de mon maître. Il me demanda si je voulais quelque chose, me marquant une grande déférence, plus même qu’à mon maître. Je compris que la raison en était mes vêtements ornés, à la mode babylonienne, de bijoux et de broderies, mes cheveux et ma barbe très soignés.

— Non, dis-je.

J’étais triste de n’avoir rien à lui offrir ; je vis alors plusieurs shekels d’argent éparpillés sur la table et les lui donnai. Il s’éloigna.

Je regardai Zurvan, il m’observait, les coudes sur la table.

— Je crois que je comprends, dit-il.

— De quoi parles-tu ?

— Tu n’es ni né ni fait pour obéir. Tout ce rituel cananéen décrit sur la tablette…

— Faut-il encore que tu parles de cette révoltante tablette !

— Tais-toi ! N’as-tu donc jamais eu dans ta vie un aîné, un maître, un père, un roi ? Cesse de m’interrompre. Écoute-moi. Par les dieux, Azriel, ne comprends-tu pas que tu ne peux plus mourir ! Je puis t’enseigner ce qui t’aidera ! Ne sois pas si impertinent, et cesse de laisser vaquer ton esprit. Écoute !

J’opinai, tandis que mes yeux s’emplissaient de larmes. J’avais honte de l’avoir fâché, et je tirai de ma tunique un mouchoir en soie pour m’essuyer les yeux. Il y avait de l’eau, me semble-t-il. De l’eau.

— Voilà ! Je me fâche, et tu obéis.

— Pourrais-je partir, si je le voulais ?

— Probablement oui, mais ce serait stupide. Fais attention. Que le disais-je, avant que tu me fasses servir du vin ?

— Tu disais que chaque magicien dessinerait à sa façon l’univers des esprits et lui donnerait des noms et des attributs personnels.

Il parut stupéfié par cette réponse. Je n’aurais pas su dire pourquoi.

— Oui, précisément. Maintenant, fais ce que je te dis. Regarde autour de toi, dans la taverne et sur l’agora, et là aussi, au soleil. Vois-tu les esprits ? Ne leur parle pas, et n’accepte aucun geste ni aucune invitation. Contente-toi d’observer. Cherche dans l’air les choses précieuses et infimes qu’il te faut, mais ne remue pas les lèvres.

J’obtempérai. Sans doute m’attendais-je à voir les affreux petits démons, mais à leur place je vis les morts errants. Je vis leurs ombres dans la taverne, affalées sur les tables, essayant de parler aux vivants, allant et venant comme en quête de quelque chose…

— Regarde au-delà de ces morts confinés sur terre, les nouveaux morts, et vois les esprits plus anciens qui ont de la vitalité, dit-il.

Je vis à nouveau ces grands êtres aux yeux fixes, transparents, mais dotés de formes humaines et d’expressions. Je perçus non seulement ceux qui me regardaient et me montraient du doigt mais également quantité d’autres. L’agora en était couverte. Je levai les yeux au ciel et vis des esprits rayonnants. Je laissai échapper un petit cri. Ces esprits rayonnants n’étaient ni troublés ni en colère ni perdus ni en quête de quelque chose. Ils semblaient plutôt être les gardiens des vivants, des dieux ou des anges. Ils montaient jusque très haut dans le ciel. Ils allaient et venaient vivement. Le monde des esprits était en mouvement constant, et l’on pouvait classer les esprits selon leurs mouvements : les ombres des morts étaient léthargiques, les esprits plus anciens lents et plus humains, tandis que les esprits angéliques, si joyeux, se mouvaient à une vitesse impossible à déceler pour l’œil humain.

Je poussais des exclamations de plaisir. J’étais émerveillé par la beauté de ces créatures aériennes qui s’élevaient vers le soleil. Puis je voyais approcher l’ombre tassée d’un mort, affamé et désespéré, et je reculais d’un cœur défaillant. Un contingent d’esprits m’avaient remarqué et attiraient sur moi l’attention des autres. C’étaient les esprits du milieu, entre les morts et les anges. Je vis qu’ils étaient mêlés à des esprits sauvages, qui s’élançaient çà et là, me faisaient d’horribles gestes et des grimaces menaçantes, agitaient le poing et cherchaient à m’entraîner dans une bagarre.

La vision prenait une densité insupportable. J’avais perdu de vue l’auvent de la taverne, le sol de l’agora ou les maisons d’en face. J’étais sur le terrain des esprits. Je sentis quelque chose de chaud et de vivant : la main de Zurvan.

— Deviens invisible, me dit-il. Entoure-moi, tiens-moi le plus fort possible et emporte-moi hors d’ici si tu le peux. Je resterai de chair, je suis obligé, mais tu m’entoureras, tu m’envelopperas d’invisibilité et me protégeras.

En me retournant, je vis sur lui de lumineuses couleurs de chair vivante, et j’obéis. Je tourbillonnai autour de lui en laissant chaque membre s’allonger et se détendre jusqu’à l’avoir complètement enveloppé. Puis je sortis du café et m’élevai vers le ciel avec lui, à travers l’épaisse foule des esprits, au milieu des démons qui hurlaient, sifflaient et tentaient de nous retenir. Je les repoussai.

Nous sommes montés très haut au-dessus de la ville. Je la voyais comme la première fois : une belle péninsule qui s’avançait dans la mer bleue, avec les navires à l’ancre, chacun orné de son pavillon. Les hommes s’affairaient fiévreusement à des activités apparemment dénuées de sens mais qui obéissaient sans doute à la tradition.

— Emmène-moi dans les montagnes, demanda mon maître. Emmène-moi sur la montagne la plus éloignée, la plus haute du monde, celle où sont les dieux et autour de laquelle tourne le soleil ! Emmène-moi sur la montagne nommée Meru.

Nous nous sommes aussitôt élevés au-dessus du désert, au-dessus de la Babylonie. Je vis ses villes éparpillées comme des fleurs, ou comme des pièges construits pour attirer les dieux…

— Dirige-toi vers le nord, me dit-il. Vers le Grand Nord. Enveloppe-moi de couvertures pour que je supporte le froid, et tiens-moi bien. Va plus vite jusqu’à m’entendre crier de souffrance.

J’obéis et volai vers le nord, longtemps. Au-dessous de nous se dressaient des montagnes couvertes de neige, s’étalaient des champs où passaient des troupeaux et où allaient des hommes à cheval, s’élevaient de nouvelles montagnes.

— Meru. Trouve Meru.

Je m’y appliquai de tout mon esprit, mais, malgré cet effort, je ne pus contenter mon maître.

— Il n’est pas de Meru que je puisse trouver, déclarai-je.

— C’est ce que je pensais. Descendons à terre, là, dans cette vallée où galopent des chevaux.

Nous sommes descendus, et je l’ai maintenu dans ses couvertures, enveloppé de mon invisibilité. Je me suis aperçu que je pouvais presser mon visage contre le sien.

— Il s’agit d’une légende très ancienne, poursuivit-il. L’éternel mythe de la grande montagne. Ce mythe est à l’origine de la construction des ziggourats et des pyramides, même chez les peuples qui n’en ont pas conservé le souvenir. La légende de la haute montagne a inspiré les grands temples de toutes les contrées. Maintenant, laisse-moi, Azriel. Incarne-toi et arme-toi contre les guerriers des steppes. S’ils essaient de me faire du mal, tue-les.

J’obéis et le laissai là, grelottant dans ses couvertures. Les quelques bergers qui nous avaient vus s’enfuirent aussitôt vers ces cavaliers armés – une demi-douzaine –, dispersés pour monter la garde. Autour de nous la neige était magnifique, mais je savais qu’elle était froide. Je sentais que Zurvan avait froid. Je me commandai d’avoir chaud et le réchauffai à ma propre chaleur, ce qui le réconforta.

Les six guerriers crasseux des steppes, puant encore plus que leurs chevaux, nous encerclèrent. Mon maître les interpella dans une langue inconnue de moi, mais que je compris. Il leur demanda où se trouvait la montagne qui était le nombril du monde.

Ils se lancèrent dans une ardente discussion, puis désignèrent tous le nord. Cependant, aucun d’entre eux n’en était sûr car ils n’avaient jamais vu cette montagne.

— Deviens invisible, et emporte-moi loin d’eux. Laisse-les en pleine confusion. Ce qu’ils voient nous importe peu.

Nous repartîmes au nord. Le vent glaçait mon maître. Je faisais de mon mieux pour le protéger – je l’avais enveloppé dans des peaux de bêtes et j’avais fait monter ma chaleur pour le réchauffer –, mais il souffrait. J’étais allé trop loin.

— Meru, dit-il. Meru.

Soudain il déclara :

— Azriel, ramène-moi à la maison, vite !

J’accélérai dans un farouche grondement. Le paysage disparut dans une explosion de blancheur, tandis que les esprits qui affluaient vers nous basculaient comme sous l’effet de notre force. Le jaune du désert envahit ma vision, puis la cité de Milet m’apparut. Je déposai mon maître sur son lit, emmitouflé dans ses couvertures et ses fourrures.

La foule craintive des petits esprits s’était rassemblée.

— À boire et à manger, ordonnai-je.

Ils s’égaillèrent pour apporter un bol de bouillon et un gobelet de vin. Un beau gobelet grec en or, de forme gracieuse.

Je craignais pour Zurvan. Il gisait, glacé, et je me suis étendu sur lui pour le réchauffer, l’enveloppant et l’étreignant, jusqu’à ce qu’il reprenne des couleurs d’être vivant et ouvre grands ses yeux bleus. Je me suis alors détaché de lui.

Les petits esprits l’aidèrent à s’asseoir et à se nourrir, portant à ses lèvres la cuillère et le gobelet. Je m’assis au pied de son lit. Je n’avais pas besoin de bouillon et j’en étais fier. Libéré. Après un long moment, il me regarda.

— Tu as fait merveille, déclara-t-il.

— Je n’ai pas trouvé la montagne.

Il rit.

— Tu ne la trouveras jamais, pas plus toi que quiconque. Il chassa les autres esprits, qui s’enfuirent comme des esclaves. Tout homme a au cœur un mythe sacré, une vieille histoire qui, pour lui, représente la vérité, ou peut-être la beauté. La montagne sacrée était mon histoire. Ton pouvoir m’a permis de voyager jusqu’au sommet du monde et de comprendre par moi-même que Meru n’est pas un lieu mais une idée, un concept, un idéal.

Une étrange expression envahit ses traits, chassant déception ou fatigue. Ses yeux parurent s’emplir de joie.

— Qu’as-tu appris, Azriel, pendant ce voyage ? Qu’as-tu vu ?

— D’abord, j’ai appris qu’une telle chose était possible.

Puis je lui rapportai toutes mes impressions. Je lui expliquai que les villes me semblaient être des pièges conçus pour attirer sur terre les dieux du Ciel. Cela l’amusa et l’intéressa. Je précisai ma pensée.

— On dirait qu’elles ont été construites pour attirer des dieux, leur faire oublier leur vol céleste et les amener à descendre parmi nous, dans le temple de Mardouk, par exemple. La montagne, comme vous le disiez. Les villes couvrent la terre comme autant de promesses. Peut-être ressemblent-elles à de somptueuses portes d’accès au monde… Voilà qui plairait au prêtre : prétendre que Babylone est la porte des dieux.

— Toute cité est la porte d’un dieu, rétorqua-t-il dédaigneusement.

— Qu’étaient ces esprits plus élevés que j’ai vus ? Ils paraissaient heureux et couraient en tous sens ; ils traversaient les esprits du milieu, et demeuraient invisibles aux yeux des morts.

— Chaque magicien a une explication différente ; mais tu as vu l’essentiel. Au fil du temps, tu en verras davantage. Cette fois-ci, tu as mesuré ton pouvoir. Tu t’es fait respecter des esprits du milieu, comme tu les appelles. Tu as compris qu’ils ne peuvent pas te faire de mal. Quant aux esprits-démons, ils sont idiots et une simple grimace les fait fuir.

— Qu’est-ce que tout cela signifie, maître ?

— Je te l’ai dit hier. C’est tout ce que nous pouvons savoir sur cette terre. Les esprits qui connaissent la joie montent, ceux du milieu voient et les morts tristes et pâles deviennent comme ceux du milieu. Quant aux démons… D’où viennent-ils ? Qui sait ? Étaient-ils tous humains ? Je ne le pense pas. Peuvent-ils vaincre et troubler les hommes ? Oh oui, ils le peuvent. Mais toi, le Serviteur des Ossements, tu peux les voir dans toute leur faiblesse, et tu n’auras jamais rien à craindre d’eux, souviens-t’en. S’ils te barrent le chemin, contente-toi de les repousser. S’ils prennent possession d’un humain placé sous ta protection, s’ils pénètrent sous sa peau et lui font adopter leur comportement, tends ta main invisible et empoigne le corps invisible de l’intrus. Tu t’apercevras que tu as le pouvoir de le soulever et de le projeter loin de son hôte humain.

Il poussa un profond soupir.

— Je dois me reposer, maintenant. Le voyage m’a épuisé. Va en ville. Promène-toi sous ta forme corporelle, marche comme un homme, et vois comme un homme. Ne traverse pas les portes ou les murs, de crainte d’effrayer quelqu’un, et si les esprits t’assaillent, chasse-les par la colère et par le poing. En cas de besoin, appelle-moi. Mais surtout, promène-toi.

J’étais enchanté. Je me levai et me dirigeai vers la porte. Sa voix me rappela.

— Tu es l’esprit le plus puissant de ma connaissance. Regarde-toi, dans ta somptueuse tunique bleue brodée d’or, avec tes cheveux brillants qui retombent sur tes épaules.

Regarde-toi. Visible, invisible, virtuel, solide, tout est en ton pouvoir. Tu pourrais être un parfait instrument du mal.

— Je ne veux pas !

— Souviens-t’en. Tu as été imparfaitement conçu par de parfaits imbéciles. Tu es, en conséquence, plus fort que ne pourrait le souhaiter un magicien, et tu as tout d’un homme…

Je me mis à pleurer à chaudes larmes, d’une façon aussi incontrôlable que précédemment.

— Une âme ? Ai-je une âme ? demandai-je.

— Je l’ignore. Tu as ton libre arbitre. Il se recoucha et ferma les yeux. Rapporte-moi quelque chose qui ne fasse de mal à personne.

— Des fleurs, dis-je. Une belle brassée de fleurs, cueillies aux portes de la cité.

Il rit.

— Oui, et sois gentil avec les mortels ! Ne leur fais pas de mal. Même s’ils t’insultent, te prenant pour un des leurs, ne leur fais pas de mal. Sois patient et bon.

— C’est promis.

Je me mis en route.

Le sortilège de Babylone
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